Avez-vous lu le roman ou vu le film (1992) de Michael Mann Le Dernier des Mohicans (1826) ? L’expression est devenue proverbiale, mais on oublie souvent que l’œuvre écrite par James Fenimore Cooper en 1826 se déroule durant la Guerre de Sept Ans qui a opposé les Anglais et les Français sur le territoire actuel des Etats-Unis et du Canada au milieu du 18e siècle. Le héros Uncas est victime d’un conflit qui le dépasse et dont il n’est pas responsable… Lors du dimanche des Rameaux ce 13 avril 2025, une cérémonie œcuménique a été organisée à la Cathédrale de Strasbourg pour rendre hommage aux Malgré-Nous, qui sont (un peu) les « Mohicans d’Alsace », pris dans la tourmente de l’Histoire.
Hommage solennel aux Malgré-Nous à la cathédrale de Strasbourg

Il faut féliciter Jean-Louis Spieser, ainsi que Sylvie Reff et Jehan-Claude Hutchen, pour l’initiative, attendue depuis si longtemps ! Seule une poignée d’Incorporés de force dans la Wehrmacht est encore en vie, mais les Alsaciens n’oublient pas cet épisode particulièrement douloureux de leur Histoire : plus de 130.000 Malgré-Nous des trois départements du Rhin et de Moselle ont été mobilisés sous le drapeau nazi à partir de 1942 et 40.000 d’entre eux ont perdu la vie, la plupart sur le front de l’Est ou dans les camps de prisonniers soviétiques.
Dans l’immédiat Après-guerre, le procès de Bordeaux (avec en accusés 13 Alsaciens-Mosellans incorporés dans la division SS Das Reich, responsable du massacre d’Oradour-sur-Glane – ndlr) a suscité une vive réaction dans la population alsacienne, mais le silence s’est rapidement imposé sur le drame, comme si le verdict – très politique – d’Oradour-sur-Glane (acquittement – ndlr) avait constitué un « point final »: mécontentement en France de l’intérieur, soulagement muet en Alsace-Moselle.
Même si les manuels scolaires de l’Éducation nationale sont « discrets » sur l’enrôlement contraint des Alsaciens et des Lorrains (au mépris du droit international), cette séquence dramatique de l’Occupation nazie reste profondément ancrée dans notre psychologie collective. A ce titre, le livre Psychanalyse de l’Alsace (1951) explique parfaitement la profondeur du traumatisme. Selon son auteur Frédéric Hoffet, la rupture du lien culturel entre l’Alsace et le monde germanophone peut s’expliquer dans une large mesure, par un « complexe de culpabilité », car parler « la langue de l’ennemi » serait un « aveu de responsabilité » pour les souffrances subies et infligées. La France doit reconnaitre la spécificité de l’Histoire de l’Alsace (et la complaisance du régime de Vichy) et l’Alsace doit accepter sans honte sa « différence ».
Devoir(s) de mémoire
Bientôt, les derniers Malgré-Nous vont fermer les yeux… Le temps du souvenir sera clos, et les Alsaciens ne pourront plus interroger les acteurs et témoins de ce douloureux passé. Avec la construction d’une Europe unie, le ressentiment n’a plus sa place dans nos relations avec l’Allemagne contemporaine, qui est devenue un modèle de démocratie admiré au-delà de ses frontières. Aujourd’hui, le spectre du totalitarisme et les horreurs de la guerre sont de retour sur le Vieux Continent : après l’effondrement de l’URSS, les pays d’Europe centrale et orientale ont réussi leurs réformes, mais l’évolution de la Russie est un échec partagé qui a conduit à un conflit fratricide avec l’Ukraine (depuis 2014). De l’autre côté, les Hurons et les Iroquois ont existé, mais les Américains actuels sont largement indifférents à leur destin tragique : des « losers » comme dirait Trump Quant à nous, le sort des Malgré-Nous fait partie de notre héritage : assumons-le. Laissons de côté le sentiment de victimisation aussi bien que le complexe de culpabilité qui nous paralysent. L’exigence de fidélité à leur égard réclame au contraire un engagement sans faille pour l’Alsace. Pour que leur sacrifice n’ait pas été vain.
Théo Leblé, 2 mai 2025
Fonctionnaire de métier, Théo Leblé est féru d’histoire de l’Alsace