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La France veut-elle vraiment tuer ses langues régionales ?

Article originellement paru dans la newsletter du 25 mai 2021 de Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef à l’Express et journaliste spécialisé en langues de France. Pour lire l’intégralité de cette chronique et accéder à d’autres articles sur les langues de France, inscrivez-vous gratuitement à la lettre d’information de Michel Feltin-Palas « Sur le bout des langues » en cliquant ICI:

On aimerait en rire si ce n’était à en pleurer. Le 21 mai correspondait, selon l’ONU, à la Journée mondiale de la diversité culturelle. Et c’est ce jour qu’a choisi le Conseil constitutionnel pour signer ce qui ressemble à l’arrêt de mort des langues dites régionales en censurant l’essentiel de la loi Molac dans des conditions on ne peut plus troubles. Vous pensez que j’exagère ? Alors lisez ceci.

Le raisonnement est assez simple. Depuis des décennies, la France a fait en sorte que la transmission dans les familles s’interrompe (ndlr : en interdisant ces langues régionales dans l’espace public : écoles, média, etc. et en les stigmatisant socialement). Dès lors, seul l’enseignement de ces langues régionales peut encore « créer » de nouveaux locuteurs. Mais pas n’importe quel enseignement. Il va de soi que, dans une société désormais totalement francophone, suivre trois ou six heures de cours par semaine ne suffit pas. La seule technique efficace est celle de « l’immersion », dans laquelle la majorité des cours a lieu en langue régionale. Or c’est cette méthode qui vient d’être déclarée inconstitutionnelle. Pire encore : non seulement elle ne sera pas étendue à l’école publique, comme le proposait la loi Molac, mais, selon le Conseil constitutionnel, elle est désormais interdite là où elle existait, notamment dans les écoles associatives : ikastolak au Pays basque, Diwan en Bretagne, calendretas en Occitanie, bressolas en Catalogne, etc. Fin de la transmission dans les familles, interdiction de l’enseignement immersif des langues régionales : la boucle est bouclée.

Jean-Michel Blanquer minimise les effets de cette décision. « La France encourage les langues régionales », assure-t-il ainsi dans un entretien accordé à Ouest-France. S’il reconnaît être opposé à l’immersion, il se dit favorable au « bilinguisme », technique qui consiste à travailler dans deux langues en même temps, mais dans un volume horaire bien moindre. Ce faisant, le ministre de l’Education nationale joue sur les mots car il le sait parfaitement : cette méthode pédagogique ne permet pas de créer de bons locuteurs.

La manière dont cette décision a été prise mérite aussi que l’on s’y arrête, et ce aussi bien politiquement que constitutionnellement. Commençons par la politique. Aucune loi sur n’avait été votée sur ce sujet depuis soixante-dix ans – ce qui en dit long sur la volonté réelle de la France de sauver son patrimoine linguistique. Or voilà que Paul Molac, un député régionaliste breton et opiniâtre (pléonasme ?), parvient à vaincre tous les obstacles, en réunissant sur son texte une écrasante majorité aussi bien au Sénat (253 pour, 59 contre) qu’à l’Assemblée nationale (247 pour, 76 contre).

Manifestation dans une école ABCM d'Alsace contre la censure du Conseil Constitutionnel de la loi Molac sur les langues régionales
Manifestation dans une école ABCM d’Alsace contre la censure du Conseil Constitutionnel de la loi Molac sur les langues régionales

 Le Conseil Constitutionnel saisi de la loi sur les langues régionales

Mais la bataille n’était pas terminée. Jean-Michel Blanquer – il l’a reconnu – a fait rédiger par son propre cabinet la saisine du Conseil Constitutionnel officiellement déposée par 61 parlementaires – étrange conception de la séparation des pouvoirs. Phénomène tout aussi inédit : alors que la majorité du groupe LREM avait approuvé le texte, une minorité de ce groupe a saisi le Conseil sans en avertir le reste de ses collègues !

A l’évidence, ce stratagème a également reçu l’aval d’Emmanuel Macron. En effet, la Constitution ne laisse que quinze jours au chef de l’Etat pour promulguer une loi définitivement adoptée. Ce délai expirait le 22 avril au soir ? La saisine est intervenue le… 22 avril à 18 heures. Quatre des 61 députés ont publiquement affirmé que leur signature leur avait été arrachée par une série de mensonges et ont écrit au Conseil constitutionnel pour la retirer. Si leur demande avait été entendue, le nombre de signataires serait tombé sous la barre fatidique des 60 et la saisine aurait été déclarée irrecevable. Sans surprise, le Conseil Constitutionnel a estimé que leurs signatures devaient tout de même être comptabilisées.

Ce n’est pas tout. Le Conseil Constitutionnel n’était saisi que sur un article, concernant le financement par les communes de l’enseignement des langues régionales, article qu’il a finalement validé. Il aurait pu s’en tenir là, comme il le fait d’ordinaire, mais le Conseil Constitutionnel a décidé de son propre chef d’examiner deux autres articles du texte. Une pratique tout à fait exceptionnelle, selon les connaisseurs.

Venons-en à l’argumentation juridique. Pour censurer le principe de l’enseignement immersif des langues régionales, le Conseil Constitutionnel s’est référé à un complément de l’article 2 de la loi fondamentale : « la langue de la République est le français ». Or de nombreux spécialistes contestent cette interprétation pour la raison suivante. Votée en 1992, cette phrase était destinée à lutter contre… l’anglais, comme en témoignent les débats de l’époque. Plusieurs parlementaires, méfiants, avaient publiquement exigé que ledit article ne soit jamais utilisé contre les langues régionales, ce à quoi le gouvernement s’était explicitement engagé. Ajoutons qu’à aucun moment il n’est écrit que le français est la « seule » langue de la République. Ajoutons encore qu’un article 75-1 a été introduit en 2008 pour y faire figurer les langues régionales et pouvoir ainsi les défendre. Et pourtant : le Conseil ne cesse depuis bientôt trente ans de se référer à l’article 2 pour s’opposer aux langues régionales.

Admettons cependant que l’article 2 ne soit pas clair et que l’on puisse de bonne foi hésiter sur son interprétation. Traditionnellement, dans les cas litigieux, le Conseil consulte les travaux préparatoires qui ont amené à sa rédaction. « En cas de doute, il se réfère aux intentions du législateur », confirme la juriste Anne Levade. Or, on l’a dit, celles-ci étaient explicites : non à l’anglais, aucune conséquence pour les langues régionales. Eh bien, le Conseil le reconnaît sans fard : il ne s’est pas rapporté aux débats de 1992 ! La raison ? « Selon lui, cet article est parfaitement clair. Il impose le français partout, et le français seul », souligne un spécialiste.

Notons pour terminer que le Conseil constitutionnel a également invalidé la disposition prévoyant dans les documents d’état-civil l’utilisation des signes « diacritiques » propres aux langues régionales, comme le ñ (qui figure pourtant dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts). Signalons enfin qu’au cours des dernières semaines, le gouvernement a lancé avec force flonflons le « Pass culture » – sans e – et créé des cartes d’identité bilingues anglais-français.

Oui, on aimerait en rire si ce n’était à en pleurer.

Michel Feltin-Palas, mai 2021
Journaliste à l’Express, Michel Feltin-Palas publie chaque semaine « Sur le bout des langues »
, une lettre d’information gratuite consacrée au français et aux langues de France. Il a récemment publié Le français, une si fabuleuse histoire (Larousse) et, avec Jean-Michel Aphatie, J’ai un accent. Et alors (Michel Lafon)

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