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1871-1914 : Alsace, rêver la province perdue

Jean-Jacques Henner l’artiste s’expose cet automne 2021 aux musées des Beaux-Arts de Strasbourg (peinture) et Mulhouse (dessins), pendant que le musée Jean-Jacques Henner de Paris s’intéresse au mythe de « l’Alsace, province perdue » qui fait florès en France après la défaite de 1870.

« Pensons-y toujours, n’en parlons jamais » déclare Léon Gambetta en novembre 1871. Pour la première fois depuis des siècles, si on laisse de côté les éphémères annexions napoléoniennes de Hambourg à Rome, la France perd un territoire important, l’Alsace-Lorraine (1,5 million d’habitants en 1871). Un traumatisme pour un pays conquérant, jusque-là principale puissance du continent. La nouvelle Allemagne succède ainsi au Royaume-Uni comme ennemi héréditaire, et toute une mythologie se forge autour de cette province perdue pour mener à la revanche contre l’Allemagne.

L’image rêvée de l’Alsace province perdue devient omniprésente

Une propagande se met en place dès les années 1870 à plusieurs niveaux. Les cérémonies commémoratives, notamment autour de la statue de Strasbourg (place de la Concorde), se succèdent. L’art officiel fait la part belle à l’héroïsme guerrier, telle la sculpture de Bartholdi La malédiction de l’Alsace (1872) offerte à Gambetta pour son opposition à la cession de la province perdue.

province perdue alsace malédiction Auguste Bartholdi
Auguste Bartholdi, La Malédiction de l’Alsace, 1872: l’Alsace, qui tient un combattant mort sur les genoux, jure vengeance

Et l’annexion  de cette province perdue est considérée comme nulle et non avenue puisque réalisée sans le consentement des intéressés. Comme si on avait jamais demandé leur consentement aux Alsaciens avant de les annexer depuis 4 siècles…

Jean Benner, A la France toujours, [avant 1906]

Dans le domaine artistique, la vision jusque-là pittoresque de l’Alsace se double désormais d’une image de douleur et de recueillement : la figure de l’Alsacienne coiffée du grand nœud (devenu noir en signe de deuil) avec des symboles français tels la cocarde ou le coq. Une Alsacienne généralement dans des positions de deuil ou d’attente triste.

Bref, une créature fragile, une veuve ou plus souvent une jeune fille qui attend que le soldat français la sauve du soudard germanique pour rejoindre sa mère la France. Les Alsaciens exilés à Paris et leurs artistes tiennent une place majeure dans cette propagande, tels Gustave Doré, Jean Benner et surtout Hansi.

Les objets décoratifs ou de la vie quotidienne (cartes postales, jeux pour enfants, publicité…) participent aussi à cette mythologie de la province perdue avec la même imagerie. Y compris à l’école avec des cartes de France incluant l’Alsace-Lorraine en noir.

Chicorée supérieure Aux enfants de la France, après 1870, chromolithographie
Carte postale

Un revanchisme pas forcément unanime

L’exposition, à voir jusqu’au 7 février 2022, a le mérite de détailler cette imagerie revancharde, mais aussi de documenter la lassitude qui gagne l’opinion française à partir des années 1880 : « Plus jamais de Sedan ! »  dit-on alors en référence à la défaite de 1870.

Le héraut de la paix est Jean Jaurès, qui écrit dès 1887 que la solution est non pas la guerre mais le développement de la démocratie en France et en Allemagne pour trouver une solution pacifique. Une position qui lui vaudra d’être traité de boche et de suppôt des Juifs (oui, les deux ensemble), jusqu’à son assassinat en juillet 1914 par un étudiant issu des cercles revanchards. A cette époque, les tensions internationales font que l’opinion française est redevenue belliciste et soutient les politiques qui, tel Clémenceau, n’ont cessé de vouloir l’affrontement avec l’Allemagne. Après l’assassinat de Jaurès, les socialistes français se rallient à l’Union sacrée pour la guerre et le meurtrier de Jaurès sera même acquitté en 1919 !

Jean-Jacques Henner était-il revanchard ?

Jean-Jacques Henner est bien sûr francophile, mais est-il revanchard ? « Des études ont été menées à ce sujet, et la réponse n’est pas évidente » confirme Maeva Abillard, conservatrice en chef du musée national Jean-Jacques Henner. « Il faut se rappeler que le tableau L’Alsace, elle attend est une commande de dames de Thann, pas une initiative personnelle. Et le reste de son œuvre ne parle pas de revanche. Jean-Jacques Henner adhère certes à la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède, mais à ses débuts en 1882, quand celle-ci rassemble large (même Victor Hugo est adhérent) et n’est pas encore extrémiste et antirépublicaine. Par ailleurs, les écrits intimes de Jean-Jacques Henner montrent un homme triste de voir l’Alsace dans l’Empire allemand, mais qui ne prône pas la violence et la guerre. » On est loin d’un Hansi, et de sa haine des « Boches ».

Deux conceptions de la nation censées s’opposer

Autre point intéressant qui incite à la réflexion sur cette époque : un film projeté dans cette exposition voit deux historiens contemporains, un français et un allemand, rappeler la traditionnelle différence entre les deux conceptions de la Nation : la Nation se définit par la langue et la culture pour les Allemands, par l’adhésion volontaire pour les Français.

Sauf que cette dernière conception est elle aussi un mythe du « roman national » français. La France s’est construite à coup de conquêtes militaires, sans demander leur avis aux peuples concernés. La Révolution puis Napoléon ont continué cette expansion en prétendant apporter la liberté aux peuples d’Europe en les conquérant. Les réalités démentiront vite ce discours, et Beethoven par exemple, au départ grand admirateur de Bonaparte, change le nom de sa Symphonie Héroïque qu’il comptait lui dédier en 1804 quand il apprend que celui-ci s’est couronné empereur.

La méfiance que les Allemands gardent vis-à-vis de l’expansionnisme français, qui revendique à nouveau toute la rive gauche du Rhin en 1840, les unira à la Prusse contre la France en 1870. La mythologie de la « province perdue » servira alors la vieille France dans ce combat avec cette Allemagne nouvelle qui lui dispute la première place sur le continent.

Benoît Kuhn, 12 novembre 2021

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