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Le Grand Est, une menace pour l’identité alsacienne ?

Poser la question c’est en fait y répondre, tant les éléments relevés par l’économiste Jean-Philippe Atzenhoffer pointent dans le même sens. Devant un auditoire attentif réuni le 30 mai 2023 au Centre Culturel Alsacien à Strasbourg, l’auteur de Le Grand Est, une aberration économique, a livré le résultat de ses dernières recherches. Et réservé son pronostic sur l’avenir de l’identité alsacienne.

Jean-Philippe Atzenhoffer conférence Centre Culturel Alsacien

L’identité régionale et ses bienfaits

Après avoir rappelé la définition de l’identité en sciences sociales (« un sentiment d’appartenance qui repose sur des éléments et normes communes et qui résulte d’une myriade d’interactions sociales décentralisées »), ainsi que ses bienfaits (liens de confiance favorisant le développement économique, vecteur de participation citoyenne aux élections), Jean-Philippe Atzenhoffer a partagé les résultats de plusieurs études universitaires parues en 2021 et 2022 (voir références en bas de page) sur l’identité régionale particulièrement en Alsace.

Depuis 1871, les changements d’appartenance étatique de l’Alsace et les politiques répressives appliqués par la France et l’Allemagne ont renforcé l’identité alsacienne : plus d’activités associatives, un souhait de pouvoirs locaux, une préférence plus forte pour l’Europe (car contre-pouvoir des états-nations ?), et aussi une plus grande confiance y compris envers les voisins allemands.

Existe-t-il un effet fusion depuis l’arrivée de Grand Est en 2015 ?

Demandons à Google : les recherches du mot « Alsace » déclinent bien au profit du nouveau venu « Grand Est » (alors que « Bretagne » reste stable), mais probablement pour des raisons pratiques. Car les recherches sur d’autres mots-clés comme « Alsace-Lorraine » et « histoire de l’Alsace » montrent une stabilité de l’intérêt sur le long terme. Le dépôt de noms de marque à l’INPI avec le terme « Alsace » ou « Bretagne » augmente fortement depuis les années 70, signe de la montée de l’intérêt porté à la région, et ne fléchit pas depuis 2015. Notons que sur ces critères la Bretagne a pris une nette avance, comme le montre aussi le nombre de marques incluant le nom de la région dans sa langue propre : deux-trois par an pour « Elsass », 70-80 pour « Breizh » !

Globalement, Jean-Philippe Atzenhoffer en conclut qu’il n’y a pas d’effet majeur à ce stade sur l’intérêt porté à l’Alsace dans les moteurs de recherche.

La politique identitaire du Grand Est vs l’identité alsacienne

La nouvelle méga-région avait trois options possibles. Préserver les identités historiques, leur ajouter une identité « Grand Est » ou leur substituer cette identité supplémentaire. C’est le troisième choix qui a prévalu, et ce dès le début. Philippe Richert, premier président du Grand Est « parce qu’il fallait bien gérer cette région », a de suite enclenché le mouvement : « Nous devons trouver une identité nouvelle pour notre territoire commun » (novembre 2016), « Nous avons avec le Grand Est un supplément d’âme (…) un changement de regard, de sens » (janvier 2017). Les TER sont repeints « fluo Grand Est » dès 2017, le Lorraine Mondial Air Ballon devient le Grand Est Mondial Air Ballon (subvention oblige), les subventions aux médias tels la TV locale Alsace 20 (devenue depuis BFM Alsace) s’accompagnent d’obligations d’émissions pour « construire l’identité commune » sous supervision de la direction de la communication du Grand Est ! Même la figure historique de De Gaulle est mobilisée comme « point d’appui pour faire région ». La nouvelle Autorité Régionale du Tourisme gomme les territoires pour leur substituer le Grand Est, notamment  dans la mémorable – et coûteuse – campagne d’affichage « Le soleil se lève plus tôt chez nous ». Un pas supplémentaire est franchi en 2022 avec la disparition des régions historiques du nouveau logo de Grand Est :

Grand Est logo ancien
Logo du Grand Est jusqu’en 2021
Grand Est nouveau logo 2022
Nouveau logo du Grand Est depuis 2022

Comme le note Jean-Philippe Atzenhoffer, refaire son logo après seulement cinq ans n’est pas courant : il fallait une raison impérieuse pour redépenser des centaines de milliers (des millions ?) d’euros sur ce sujet de communication. Et les DNA ont révélé récemment la prochaine apparition de panneaux « Grand Est » à l’entrée des agglomérations de la région : encore des millions d’euros (2,4 millions d’après Grand Est, plutôt 4 millions d’euros estiment d’autres sources) pour imposer cette nouvelle identité aux yeux de tous. Un auditeur note que le Grand Est se comporte comme une mini-France, unitaire et centralisée, en misant sur la force d’entrainement de son administration

Autre conséquence de cette dérive identitaire : la disparition de l’Alsace des cartes géographiques en particulier dans les manuels des écoles et dans les recueils de statistiques : seul Eurostat publie encore des chiffres au niveau de l’Alsace.

Cette politique identitaire du Grand Est renforcera-t-elle l’identité alsacienne par esprit de résistance ? Ou conduira-t-elle à un effacement progressif et à bas bruit de la visibilité de l’Alsace ? Soyons optimistes, parions sur l’éternel esprit de contradiction des Alsaciens !

Les études sur lesquelles s’appuie Jean-Philippe Atzenhoffer :
– Dehdari, Sirus and Kai Gehring (2022), The Origins of common identity, evidence from Alsace-Lorraine, American Economic Journal, Applied Economics 14, pp261-292
– Gehring (2021), Overcoming History through Exit or Integration. Deep rooted souces of support for the European Union, American Political Science Review, Volume 115, February 2021, pp 199-217
– Wiens et al (2022), Border region attachment : an empirical study on regional social capital in the French-German border area, CESifo Economic Studies, pp362-390

Rajoutons une contribution à la conférence de Jean-Philippe Atzenhoffer. L’université de Gothenburg (Göteborg en Suède) compte un Quality of Government Institute dont la mission est d’étudier la qualité des gouvernements en Europe. La carte ci-dessous, établie à partir de leur Index QoG 2021, montre que l’Alsace – avec Bretagne et Corse bien sûr – fait partie des régions (en orange sur la carte) à forte identité : les habitants y déclarent être plus attachés à leur région qu’à leur pays. L’identité alsacienne n’est pas (encore) un vain mot, et l’Europe des régions n’est pas encore une réalité…

regional and country attachment in Europe from QoG Index

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