Jean-Philippe Atzenhoffer expose dans ce livre les promesses non réalisées et l’absurdité de la région Grand Est. Ce professeur d’économie nous livre ici une démonstration à la fois complète, argumentée et plaisante.
On vous a chroniqué par ailleurs « 8 excellents livres alsaciens pour égayer le couvre-feu ». Mais si vous ne devez en lire qu’un, donnez la priorité à ce Grand Est, une aberration économique. Car, comme le souligne son éditeur, « avec ce livre on sort de la réaction purement émotionnelle à la mise en place de la région Grand Est ». Docteur en économie et professeur à l’école de management EM Strasbourg, Jean-Philippe Atzenhoffer aborde le sujet sous l’angle économique et passe ainsi à la moulinette l’ensemble des sujets qui touchent à la région Grand Est.
Economies de gestion, efficacité de l’action publique : des promesses non tenues
Fallait-il des méga-régions pour faire comme les autres pays d’Europe ? Non, au contraire, la taille moyenne des régions européennes est bien moindre, y compris en Allemagne. Et surtout elles sont cohérentes historiquement et économiquement, elles ne sont pas comme Grand Est un conglomérat de plusieurs territoires dont les intérêts ne collent pas ensemble. On devait faire des économies de gestion en regroupant les échelons ? On a engendré à la place des surcoûts dus à l’étalement de l’administration sur plusieurs sites séparés de centaines de kilomètres, avec en plus une démotivation grandissante des fonctionnaires et de leurs interlocuteurs face à cette mécanique bureaucratique qui patine. Comme quoi, big ce n’est pas forcément beautiful.
Et la méga-région Grand Est en rajoute : elle n’essaie même pas de coller aux réalités du terrain, elle préfère uniformiser ses politiques sur tout son territoire pour ne pas faire de jaloux. Dispersion des interventions et inefficacité garanties ! De son côté, l’Etat central n’est pas en reste, il a calqué ses structures sur celles de la méga-région. On a vu le résultat dans cette crise du Covid : l’ARS (Autorité Régionale de Santé) du Grand Est, basée à Nancy et dirigée en fait depuis Paris, a été incapable de gérer la montée des cas en Alsace au printemps 2020. Nos responsables locaux ont dû se débrouiller seuls pour, par exemple, obtenir de nouveaux respirateurs (hôpital de Sélestat) ou caser certains malades en réanimation en Allemagne (merci Brigitte Klinkert).
Grand Est, un frein au développement
Autre grande leçon de ce livre de Jean-Philippe Atzenhoffer : le déficit démocratique des méga-régions entrave leur développement. En effet, de nombreuses études dans divers pays montrent que le développement économique et le sentiment de bien-être des habitants passent par une gestion au plus près du terrain, en respectant les gens et en s’appuyant sur les élus locaux. Que l’identité régionale et locale est un facteur de cohésion sociale, digne de respect. Un mode de gestion dit « bottom-up » où on fait attention aux initiatives des citoyens et où en retour ceux-ci s’impliquent plus car ils ont plus confiance. Les cantons suisses, de taille modeste, en sont peut-être le meilleur exemple en Europe.
La méga-région Grand Est fonce volontairement en sens opposé, en voulant forcer ses administrés dans son moule à elle, en effaçant le passé avec parfois des méthodes dignes d’un régime autoritaire pour faire taire les oppositions. Nous exagérons ? Non, hélas, regardez par exemple comment la région Grand Est nous a gratifiés en 2020 d’une campagne d’affichage à un million d’euros (merci pour nos impôts) pour nous apprendre que « le soleil se lève à l’Est ».
Ou comment la région Grand Est conditionne ses subventions aux TV locales au fait de « contribuer à donner du sens à l’identité du Grand Est », travail à effectuer sous le suivi d’un « comité de pilotage » géré par les agents de la Direction de la Communication de la région. On se croirait en Russie…
Une reconcentration des pouvoirs
Alors, pourquoi une telle absurdité ? François Hollande et son grand vizir Manuel Valls sont-ils seulement des lunatiques quand ils charcutent la carte des régions un dimanche soir de 2014, comme le raconte complaisamment François Hollande dans son livre ? Ou y a-t-il une méthode, des arrière-pensées dans cette folie apparente ? Jean-Philippe Atzenhoffer ne prend pas partie, son discours reste modéré et factuel, mais il nous donne quand même des éléments de réponse : « il se pourrait que les fusions de régions aient eu pour but principal la réorganisation des services de l’Etat, plus encore que celle des collectivités».
Un Etat interventionniste comme l’Etat français n’arrive plus à gérer depuis sa capitale une société moderne dans un grand pays comme la France. Trop de complexités, de variétés dans les problèmes, même le rouleau compresseur de l’administration parisienne s’engorge et n’avance plus. D’où la solution que nos gouvernants parisiens mettent en place depuis quelques décennies : la déconcentration de l’administration. Les mots sont importants ici : il ne s’agit pas vraiment de régionaliser ou même de décentraliser, ce qui impliquerait des transferts de pouvoir qu’on ne pratique en France que de façon homéopathique tant on s’en méfie. Il s’agit de déconcentrer, cad de déplacer une partie des services administratifs en province pour mieux voir et contrôler à une échelle supérieure à l’échelle trop locale du département, le pouvoir de décision restant à l’administration centrale à Paris. La fusion des régions, la loi NOTRe de 2015, c’est ainsi une « recentralisation des politiques publiques » comme le diagnostique la géographe Elisabeth Bonnet-Pineau dès 2016. L’Etat central se restructure, reconcentre son dispositif sur un nombre de plus restreint de territoires et en profite pour faire disparaître nombre de régions historiques vécues comme des contre-pouvoirs : d’une pierre deux coups !
Benoît Kuhn, mars 2021