Le livre La France en miettes est un pamphlet au ton polémique, à commencer par son titre, un pamphlet qui vitupère contre la montée de « l’ethnorégionalisme ». L’auteur Benjamin Morel apparaît beaucoup plus mesuré et nuancé en conférence-débat. Avec, ô surprise, des analyses parfois proches de celles des régionalistes.
Docteur en droit et maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon Assas, Benjamin Morel, 35 ans, s’est fait un nom avec la parution début 2023 de La France en miettes. Il est aussi devenu ce qu’on appelle « un bon client » dans les médias, cad un intervenant régulier à la télévision, à la radio et dans des journaux comme Le Figaro. La librairie Kléber à Strasbourg, à l’instigation de notre économiste régional Jean-Philippe Atzenhoffer, a eu la bonne idée de l’inviter à débattre le 28 juin 2023, le journaliste (et auteur de polars à succès) Jacques Fortier faisant office de modérateur.
Benjamin Morel rappelle d’abord qu’il n’est pas contre les régions, au contraire. La décentralisation est nécessaire car elle permet aux électeurs d’évaluer et de sanctionner les politiques publiques sur le terrain et que cela renforce donc la démocratie. Et il considère avec Jean-Philippe Atzenhoffer qu’une région se délimite suivant des critères géographiques, économiques et historiques. En cela, l’Alsace est une vraie région et la loi NOTRe de 2015, qui l’a amalgamée dans le Grand Est, est une aberration qu’il est nécessaire de corriger. Lui-même ne décompte d’ailleurs « que 15 pages de désaccord » sur les 300 pages que compte le livre Le Grand Est, une aberration économique de Jean-Philippe Atzenhoffer.
Un intérêt certain accueille ces propos dans la Salle Blanche de la Librairie Kléber où ont pris place une centaine de personnes dont bon nombre de militants régionalistes. Les points suivants feront plus débat dans l’assistance.
L’ethnorégionalisme selon Benjamin Morel
Qu’est-ce que l’ethnorégionalisme, terme péjoratif utilisé à foison chez nous par des politiciens comme Valérie Debord ou Pernelle Richardot ? Selon Benjamin Morel, c’est la reprise par des militants d’éléments de cultures locales pour créer un nouveau narratif historique qui s’oppose au récit national, et redéfinir ainsi la « vraie » culture régionale.
Cette nouvelle culture régionale est largement artificielle et est le fait de militants urbains déjà coupés de leur héritage culturel et qui cherchent à se le réapproprier. Par exemple en Bretagne : la langue bretonne a été « standardisée » pour être enseignée, est donc différente des dialectes encore parlés par les anciens, et aurait recours à des mots gallois pour remplacer les emprunts au français. On met aussi des panneaux en breton dans des villes comme Vitré où on n’a jamais parlé breton mais le gallo qui est un dialecte français.
La différenciation des territoires nourrirait le séparatisme
Plus grave selon Benjamin Morel : la différenciation des territoires à travers des statuts particuliers. Les gouvernants ont tort de céder à cette tentation qui est contraire à l’unité nationale et de plus nourrit le séparatisme. Car cela entraine une surenchère entre régions dans le pays, et entre partis locaux et partis nationaux.
Benjamin Morel en veut pour preuve la Corse, où autonomistes et nationalistes ne recueillaient que 20% des voix aux élections dans les années 90 pour monter aux deux-tiers en 2021. Ou encore le Pays de Galles où la « devolution » (ndlr : l’attribution de compétences supplémentaires par Londres à une région) est devenue une demande à partir du moment où l’Ecosse l’avait obtenue. Et en Ecosse même, le parti Scottish National Party a alors fait de la surenchère face au Labour et aux Tories en prônant l’indépendance.
Le problème, insiste l’auteur de La France en miettes, n’est pas la décentralisation mais son asymétrie. L’Allemagne, où tous les Länder sont à égalité de compétences, n’a pas de problèmes de séparatisme même dans des régions à forte identité comme la Bavière. Il note par ailleurs que les régions dans les pays fédéraux (ou assimilés) disposent typiquement de deux compétences fortes : santé et éducation. Un modèle qui néanmoins n’a pas sa faveur pour la France.
La France, « pays unitaire féodalisé »
La décentralisation asymétrique révèle pour Benjamin Morel la nature de l’état actuel français : un « pays unitaire féodalisé » caractérisé par une gestion politicienne. Selon que l’élu local est plus ou moins en cour au sommet de l’Etat, il obtient plus ou moins. La Bretagne d’Yves Le Drian a obtenu de François Hollande de rester une région, l’Alsace de Philippe Richert non. Pourquoi Lyon est-elle devenue une métropole, cad une collectivité à statut particulier regroupant les compétences de la commune et celles du département, et non Marseille ? Parce que son maire Gérard Collomb était un des premiers soutiens d’Emmanuel Macron.
Actuellement, les collectivités territoriales françaises ont peu de marges d’action, encadrées par un excès de normes définies par l’Etat, ayant peu de ressources financières propres et peu de liberté de coopérer avec d’autres collectivités territoriales. La vraie décentralisation serait de remédier à cela : des impôts fléchés pour chaque niveau (communes, départements, régions), liberté de coopération.
Pour Jean-Philippe Atzenhoffer, la différenciation est au contraire le seul moyen de dépasser le mille-feuilles administratif français : en regroupant département et région, l’Alsace serait une expérimentation qui pourrait ensuite être étendue aux territoires qui le souhaitent.
Les deux intervenants se sont par contre accordés en jetant un regard critique sur la situation politique actuelle. Pour la première fois depuis très longtemps, les champs politiques national et local sont séparés, dominés par des partis différents : il n’y a plus de courroie de communication entre le sommet et la base. Et avec une absence de majorité au Parlement, Benjamin Morel ne voit pas de vraie évolution institutionnelle pour ce quinquennat. Mais il est plus optimiste pour la suite, notant que l’AMF (Assemblée des Maires de France) réfléchirait dans le bon sens.
Le livre La France en miettes fait beaucoup moins dans la nuance : Benjamin Morel y répète les reproches traditionnellement adressés aux partis régionaux : anti-républicains (mention particulière aux Corses) et héritiers de mouvements compromis dans la collaboration avec l’occupant nazi. En oubliant que l’Etat français d’après-guerre est à maints égard lui-aussi le successeur et héritier du régime collaborationniste de Vichy comme en témoignent les carrières des hauts fonctionnaires René Bousquet et Maurice Papon.
Surtout, l’œuvre n’offre pas de réelle solution. Obsédée par l’unité de la nation, elle nie l’opposition entre Jacobins et Girondins et préconise à la fois centralisme et décentralisation ! Ce serait à l’Etat de définir une politique linguistique qui respecterait les « petites patries » (sic) et leurs « patois locaux » (re-sic). En confiant entre autres le soin à l’Education nationale d’enseigner langue et histoire régionales pour « ne pas laisser le terrain aux ethnorégionalistes ». Si nous avons bien compris, elle gérerait donc un enseignement national unitaire tout en… différenciant son enseignement sur le terrain? Benjamin Morel ne précise pas comment arriver à cet état de grâce, ni comment cela s’accorde avec le principe d’unité de la nation qui lui est si cher.
Benoît Kuhn, 30 juin 2023